Alexandrie khédiviale et moderneMalgré l’importance d’Alexandrie pour notre connaissance de l’Égypte, de l’Empire ottoman et de la Méditerranée toute entière, l’histoire de la ville pour la période moderne (XVIe-début XIXe siècle) n’a jusqu’à présent retenu l’attention que d’un nombre très restreint d’historiens. Aucune étude d’envergure n’a encore été menée. Pourtant l’intégration de l’Égypte dans l’Empire ottoman en 1517 donna à la ville portuaire d’Alexandrie une nouvelle et vigoureuse impulsion. De ville frontière (thaghr) sous les Mamelouks entre monde chrétien et monde musulman et de ce fait soumise à des attaques répétées, la ville se trouva bientôt au cœur d’un vaste empire centré sur la Méditerranée orientale et s’étendant des frontières du Maroc aux rives septentrionales de la mer Noire et du Yémen jusqu’aux plaines hongroises. Alexandrie devenait progressivement un carrefour essentiel de réseaux commerciaux étendus qui ne se limitaient pas au seul ensemble ottoman. Les liens séculaires que la ville avait entretenus avec les ports européens de la Méditerranée occidentale connurent eux aussi une importante réactivation. La multiplication des activités commerciales, artisanales et portuaires attira vers Alexandrie des populations venues non seulement de l’arrière-pays égyptien mais aussi de tout le pourtour de la Méditerranée. Les communautés de musulmans et de juifs venus du Maghreb et d’Andalousie, déjà importantes dès le Moyen-Âge, se renforcèrent encore. Ce sont eux qui imprimèrent à la ville cette légère touche maghrébine, encore perceptible de nos jours aussi bien dans l’architecture que dans les activités du souk ou dans la toponymie. De même, les liens particulièrement étroits avec Istanbul entraînèrent l’arrivée de marchands, de militaires et de fonctionnaires originaires des Balkans et de l’Anatolie. Enfin, le renforcement des relations commerciales avec les ports de l’Europe méridionale assura le développement de communautés marchandes européennes, venues en particulier d’Italie ou de Provence. C’est dans ce contexte nouveau que la cité connut une importante expansion qu’accompagna une profonde mutation urbaine. Lorsque vers 1480 le sultan Qaytbay édifia sa fameuse forteresse à l’entrée du port oriental, la ville n’occupait plus qu’une faible partie de l’espace abrité derrière ses puissantes murailles. Mosquées, bains, caravansérails, marchés et habitations se concentraient à peu près exclusivement dans la zone entre la Porte du Jujubier (Bâb al-Sidra) et la Porte de la mer (Bâb al-Bahr). En revanche la presqu’île, depuis Bâb al-Bahr non loin de l’actuelle place al-Tahrir jusqu’à Ras al-Tîn était entièrement vide, mis à part quelques modestes mausolées de saints, tel celui de Abû al-’Abbâs al-Mursî. L’hégémonie ottomane sur la Méditerranée, du moins dans sa moitié orientale, instaura un climat nouveau de sécurité qui contribua fortement au glissement de la ville depuis son emplacement antique vers un site nouveau sur la presqu’île. Dès la première moitié du XVIe siècle, des réfugiés andalous et des marchands maghrébins s’établirent à l’extérieur de la Porte de la mer (Bâb al-Bahr). Ils créèrent les quartiers sans doute nouveaux de Balqatariyya autour de Sîdi Abû ’Alî, et de Khutt al-Maghâriba autour de Sîdi Khidr. Mais c’est le gouverneur ottoman Sinân pacha qui donna toute son ampleur au mouvement qui s’était amorcé. Vers 1570, il décida de faire construire un premier grand caravansérail hors des murs, près de l’actuelle rue de France, à un emplacement qui en garde la mémoire sous forme d’une rue (shâri’ Sinân) et d’une mosquée (al-Sinâniyya). Ce nouvel établissement ne tarda pas à attirer de nombreux marchands et artisans, d’autant plus que la douane s’établit bientôt non loin de là, sur un emplacement se situant aujourd’hui à l’arrière du consulat de Suède. Puis, tout au long du XVIIe siècle, de riches négociants maghrébins (Tarbâna, Mandîl, Qustantîni) ou turcs investirent une partie de leurs richesses accumulées dans le commerce des épices, du café ou des textiles, dans de véritables opérations d’urbanisme. Après avoir acquis les terrains encore en grande partie inoccupés entre les deux ports, ils y édifièrent non seulement de vastes ensembles commerciaux formés de boutiques et de caravansérails, mais aussi d’importants quartiers d’habitations entre les mosquées ’Abd al-Latîf au sud et le mausolée de Abû al-’Abbâs al-Mursî au nord. Alexandrie étant devenue une base essentielle pour la flotte ottomane, les sultans d’Istanbul y firent construire un important arsenal dont les activités se développèrent dans le port occidental, en particulier dans les quartiers autour des mosquées de Sîdi Muhammad al-Halwadji et de Banûfarî. Suite à ces transformations, une partie de la population alexandrine abandonna le site urbain ancien, hérité de l’Antiquité et cerné de remparts, pour se fixer dans les nouveaux quartiers. Signe qui ne trompe pas, le marché aux grains quitta Bâb al-Sidra vers 1660 pour s’installer dans les nouveaux souks. De même, les consuls européens abandonnèrent les khans de la ville ancienne pour s’établir avec leurs nations dans de nouveaux caravansérails ou okelles près de la douane. Ce mouvement de transfert se poursuivit tout au long du XVIIIe siècle de sorte que lorsque les troupes de Bonaparte débarquèrent à Alexandrie en 1798, elles virent en effet une ville ancienne partiellement couverte de ruines. Seuls Kom al-Dikka et les alentours des portes de Rosette (Bâb Rashîd) et du Jujubier (Bâb al-Sidra) abritaient encore des groupes de modestes artisans. La plupart des caravansérails et des marchés, même des bains et des mosquées, avaient été partiellement ou totalement abandonnés. Mais ce que les voyageurs européens oubliaient de noter, parce que trop préoccupés par la redécouverte de l’Antiquité et de ses ruines, c’est qu’une ville nouvelle et prospère se dressait sur la presqu’île, hors des murs de l’Alexandrie antique et médiévale. L’essentiel de la population vivait à présent là, dans les quartiers connus sous les noms de Manshiyya, Gumruk et Anfûshî, ceux qui constituent aujourd’hui ce qu’on appelle la ville turque. Au cours des trois siècles d’histoire ottomane qui venaient de s’écouler, Alexandrie avait donc connu une évolution tout à fait singulière. Elle avait abandonné son site ancien, qu’elle occupait de manière plus ou moins dense depuis l’Antiquité, pour se reconstruire non loin de là, constituant ainsi un ensemble urbain unique d’une remarquable homogénéité. Lorsque le développement de la ville s’accéléra au cours du XIXe siècle, notamment en raison de l’ouverture de l’Egypte sur l’Europe, le quartier d’Alexandrie dit turc n’avait que peu d’espace encore à offrir pour la nouvelle expansion qui s’amorçait. La ville reconquit alors progressivement son espace antique et médiévale à partir des premiers aménagements réalisés autour de Manshiyya (l’actuelle place al-Tahrîr), vers l’est et le sud. Mais cette nouvelle urbanisation se fit à l’européenne, avec un réseau de rues en damier, entraînant la destruction non seulement des anciens remparts mais aussi et surtout de la plupart des vestiges anciens grecs, romains, byzantins, coptes ou arabes musulmans. La densité que le tissu urbain avait atteint dans la presqu’île dès le début du XIXe siècle préserva pendant longtemps les maisons à encorbellement en briques cuites si typiques de ce qu’on appelait désormais l’Alexandrie turque, ainsi que ses multiples okelles ( ) aux porches d’entrée voûtés, ses mosquées ornées de céramiques turques et maghrébines, ses multiples ruelles et impasses. Michel Tuchscherer, coordonnateur du projet, professeur à l’Université de Provence – IREMAM |